Intervention Jacques GUIN

Hommage au Professeur René MAURY – 1928 – 2014

Le Professeur René Maury nous a quittés le 21 Janvier 2014. Sa famille, ses anciens étudiants et plus généralement ceux qui ont eu la chance d’être à un moment de leur vie au bénéfice de ses enseignements, de sa culture ou de ses analyses fulgurantes de notre société, tiennent à perpétuer, non seulement sa mémoire dans des hommages posthumes, mais surtout son inlassable acharnement à donner aux jeunes élèves ou étudiants, aux chercheurs, aux entrepreneurs et aux responsables politiques, le moyen de connaître d’abord son œuvre, mais plus encore les ressorts cachés sur lesquels elle a été fondée. Evoquer le professeur, l’auteur, le conférencier, c’est alors offrir à de nouvelles générations le moyen de poursuivre dans la voie qu’il a tracée.

Pour le plus grand nombre, c’est évidemment à travers ses fonctions de Professeur aux Universités de Montpellier (mais aussi de Limerick en Irlande et de Tokyo au Japon) que René Maury a été découvert. Pour quelques uns, c’est le titre de Professeur qui les a amenés, en dehors de l’Université, à faire appel à ses compétences. Pour d’autres enfin, c’est sa renommée, acquise en quelques prestations prophétiques, qui les a tournés vers lui. Son charisme était tel que tous se sont à un moment vécus comme ses étudiants.

Ceux de la première heure n’oublieront jamais ce jeune professeur qui, dès son Agrégation de l’Enseignement Supérieur en Sciences Economiques brillamment obtenue au concours de 1954 présidé par François Perroux, choisit d’aller aussitôt poursuivre sa formation à la déjà fameuse Harvard Business School, où la fréquentation de condisciples de nombreuses nationalités, mais plus particulièrement des japonais, plaça d’emblée sa vie à l’échelle du monde, relativisant déjà pour lui les frontières des Etats comme celle des langues et des cultures. Il n’est donc pas étonnant que lorsque, diplômé de Harvard, il prît son poste de Professeur à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Montpellier dominée encore par le seul enseignement du Droit et souvent des traditions parmi les plus conservatrices de l’Université, ses cours y apportèrent à la fois le souffle de l’innovation et, parfois, l’interpellation du blasphème.

Professeur, René Maury a assumé durant plusieurs dizaines d’années la noble charge d’enseigner en premier cycle alors que tant de plus jeunes collègues cherchaient à échapper au pus tôt aux contraintes et aux charges de ces effectifs en pleine croissance mais de moins en moins bien préparés à affronter l’enseignement universitaire. Lui semblait y prendre plaisir, et offrait à ces jeunes étudiants des repères inoubliables à travers des recettes pédagogiques qui pouvaient un jour se fonder sur le muguet du 1er mai, un autre sur le marché des clous de girofle et parfois sur la transposition à l’économie de la bataille d’Austerlitz.  La création des séances de Travaux Pratiques, qui furent jugées comme une déchéance du métier par nombre de ses collègues, fut pour lui l’occasion de mettre en œuvre une pédagogie inspirée des « études de cas » qui s’illustrait par son efficacité dans les business schools américaines. Dans ces petits groupes, il retrouvait le contact direct avec les étudiants et le sens même de son métier, non pas asséner des vérités indiscutables, mais expliquer et même débattre. Les juristes professaient que, en Droit, on n’est jamais sûr mais seulement convaincu, lui en faisait le principe même de son enseignement. Cela conférait à sa personnalité un côté « bon vivant » qui tranchait avec l’austérité de nombre de ses collègues. En ce sens, il était un représentant encore peu commun d’une autre époque, sachant allier l’intellect et le matériel, un équilibre souvent peu facile à tenir. Pour toutes ces générations, il l’a illustré et concrétisé en les faisant, pour la première fois de leur vie, pénétrer dans une entreprise dans le cadre de ses enseignements, leur permettant ainsi de confronter théorie et pratique, une méthode qu’il poussera à sa plénitude avec l’Institut de Préparation aux Affaires (IPA).

Pour autant, la distinction était la première marque du Professeur Maury. Distinction vestimentaire d’abord dans la sobriété de ses costumes, tantôt bleu marine, tantôt « lord anglais », ses chemises blanches à poignets « mousquetaire », sa discrète montre Oméga. Distinction de son discours ensuite, français châtié mais extraordinairement précis dans le choix du mot le plus juste, usage approprié des modes et des temps, notamment du subjonctif et de son imparfait aujourd’hui en perdition, sculpture des analyses inoubliables par quelques formules latines qui, dans sa bouche, redonnaient vie et sens commun à cette langue morte : quelle charge d’explications pouvait emporter un simple « mutatis, mutandis » … Cette distinction était à l’évidence une marque naturelle et spontanée de respect pour son auditoire. Où qu’il se trouve dans l’amphithéâtre, l’étudiant avait le sentiment que ce discours était, d’abord, à son intention personnelle. Si, plus tard, l’amertume a envahi certains propos du maître, ceux qui ont eu la chance d’être au bénéfice de l’excellence de ces enseignements savent quelle foi dans la transmission, non pas tant de ses connaissances qu’il savait vouées à l’obsolescence mais d’une méthode d’approche et de d’interprétation de nos sociétés, a nourri ses ambitions de professeur. Ils peuvent comprendre sa déception devant le tarissement des attentes des nouvelles générations.

Un cours de René Maury commençait toujours sagement ancré sur les rails du fameux « programme » dont, pourtant, il abhorrait le principe même, tant, pour lui, « libre » devait  toujours prévaloir sur « administré ».  Pour qui se serait contenté d’un regard superficiel, le « plan » du cours servait de bulletin de garantie à ce devoir administratif, et ses « polycopiés » en attestent. Mais, très vite, quelques pétards venaient éclater dans les jambes des auditeurs trop sages. D’abord, ceux de la confrontation avec les faits, et souvent ceux de la plus banale actualité ; parfois des sous-entendus « border line » mais « populaires » : « La Comptabilité, une science ? Croyez-vous  que votre voiture puisse y figurer pour la même valeur selon que c’est vous ou votre femme qui la conduit ? » : le ver du doute scientifique était ainsi introduit dans le cours au détour d’une plaisanterie qui serait aujourd’hui dénoncée pour sexisme. Alors pouvaient être développés les arguments sérieux, ceux de l’apport d’autres regards et donc d’autres disciplines sur une réalité sociale : l’Histoire, la Sociologie, la Psychologie, l’Anthropologie … et parfois, « tout simplement », la Sémantique. René Maury avait le génie de sécuriser d’abord l’étudiant par une définition, généralement insolite mais combien porteuse de sens : « l’inflation, c’est une partie de Mistigri, chacun cherche à faire passer à l’autre au plus vite la mauvaise carte, et ici, la mauvaise carte, c’est la monnaie ». Cet ancrage assuré, grâce auquel le plus fragile se sentait maintenant devenu compétent, la théorie et sa critique pouvaient être abordées ; théorie économique stricto sensu d’abord introduisant ici la loi de Fisher sur la vitesse de circulation de la monnaie, son accélération induite et la hausse des prix découlant du décalage entre la rapidité de l’accroissement de la vitesse de circulation et la lenteur de l’adaptation de l’offre de biens ; éclairage psychosociologique ensuite : « on achète d’abord un peu sur la base de la rumeur d’une défiance à l’égard de la monnaie, on constate ensuite que les prix montent, sans comprendre que c’est son propre comportement qui les fait monter, et on va donc surenchérir dans les achats ce qui enclenche les tourbillons cumulatifs ; venaient alors les leçons tirées de l’Histoire pour mobiliser les expériences du passé ; et, pour couronner la leçon, l’ouverture vers les politiques économiques possibles pour conjurer le mal, mais jamais décrites comme la parade imparable car « une politique économique ne se conduit pas dans l’éprouvette d’un laboratoire mais dans la difficile confrontation avec les irrationalités humaines ». Ainsi, le cours était-il toujours en équilibre instable entre la présentation des théories ou, plus tard dans les cursus, des modèles économétriques, et celle des facteurs qui les fragilisent. C’est évidemment lorsque, délaissant les incontournables savoirs pour débutants, le Professeur pouvait appliquer cette méthode à la Gestion des entreprises, que l’on comprenait qu’on avait la chance d’écouter un virtuose. Sa lecture d’un bilan devenait ainsi une pièce d’anthologie et être capable d’acquérir au moins quelques rudiments de ce savoir faire donnait un sens au travail, même des moins motivés.

Cela était d’autant plus vrai que le Professeur Maury, même s’il l’a bien caché sous la rudesse de certains jugements qui semblaient sans appel, a toujours été animé par le souci de donner aux plus faibles la chance et les moyens de s’élever : le titre d’un de ses derniers ouvrages (2010) «Pour que nos jeunes gagnent » montre, avec de surcroît l’importance qu’il donne à ce “nos“, que ce fut une des obsessions de sa vie. Il l’écrivait dès 1967 dans Midi Libre : « … certains de ces “laissés pour compte“ se trouveront, si leurs parents sont riches, à la tête de situations “dorées“, tandis que leurs anciens condisciples, plus brillants mais pauvres, deviendront leurs employés ». Vingt-cinq ans plus tard, dans un ouvrage clé de sa bibliographie, « L’Etat maquereau » qui pourtant plus qu’aucun autre affirme son libéralisme, il écrit encore : « A la Faculté de Droit, celui qui dispose du capital deviendra notaire, l’autre, même s’il est meilleur, sera l’employé du précédent ».

Il faudrait enfin ajouter pour que ce tableau soit complet qu’être professeur, c’est aussi évaluer. Et dans cet aspect de sa tâche, René Maury n’a pas non plus manqué d’affirmer ses convictions. L’examen, pour lui, s’inspirait des mêmes principes que le cours : à l’étudiant maintenant de confronter la théorie et les situations concrètes, attester de ses connaissances scientifiques mais accepter de les mettre à l’épreuve des faits et des cultures. C’était vrai pour les dissertations écrites, ce l’était plus aisément encore dans les interrogations orales qui pouvaient emprunter des chemins imprévus jusqu’à conduire le candidat devant l’évidence de l’impasse dont il avait alors à chercher une issue honorable et, surtout, intelligente ! Mais l’exercice ne s’achevait jamais sans qu’intervienne la leçon du maître qui résumait l’entretien et en mettait en évidence les qualités et les défauts, et cela même publiquement, en 1968, devant ceux qui allaient, à leur tour, être interrogés.

A n’en pas douter, c’est cette primauté du professeur – enseignant sur toute autre dimension de sa personnalité qui a sous-tendu la passion avec laquelle le jeune agrégé a adhéré en 1956 à l’initiative de Gaston Berger, Directeur Général des Enseignements Supérieurs, de créer le Certificat d’Aptitude à l’Administration des Entreprises et les IPA / IAE qui allaient le délivrer. Le projet était de donner à des étudiants ou jeunes cadres d’entreprise issus de filières totalement étrangères au Droit, à l’Economie et à la Gestion, une formation pratique et concrète leur permettant de faire bénéficier leur entreprise de savoirs et de techniques modernes capables de multiplier leur efficacité et donc leur rentabilité et pas d’y faire progresser la recherche. Il s’agissait donc bien d’une formation professionnalisante tournée vers des applications pratiques, et son succès fut immédiat. A Montpellier, Le Professeur Maury s’identifia à ce projet et tissa, à travers lui et le réseau de chefs d’entreprise de toutes tailles et de tous horizons qu’il sut mobiliser pour y participer, les liens étroits qui participèrent à faire de lui un conférencier renommé, un expert international, et le premier Professeur – Associé français d’une très grande Business School japonaise. A travers l’IPA, René Maury a tout à la fois donné à des générations de jeunes et moins jeunes étudiants son goût d’entreprendre et apporté à ses interlocuteurs des notions d’une théorie économique qu’ils pratiquaient quelques fois sans le savoir, en les vivant au quotidien. Dans les années 1990, l’Université Montpellier 2 à laquelle il avait rattaché l’IPA en 1970 mènera contre lui une véritable chasse aux sorcières, considérant sans doute qu’il ne saurait y avoir de composante d’université sans qu’elle donne priorité à la recherche et, partant, à la carrière de son personnel. Elle alla jusqu’à réussir à le chasser de la direction de l’IPA, aussitôt renommé IAE, et tarit ainsi l’essentiel de ce qui faisait l’originalité de cette institution d’enseignement.

Que le professeur Maury ait alors privilégié l’écriture pour poursuivre son sacerdoce ne peut surprendre. C’est ce dont atteste la place de ses ouvrages dans sa biographie.